Jérémie Bachet – le 30 juillet 2020
Gisèle Halimi est morte… C’est une semaine de deuil pour tous ceux qui défendent l’égalité des femmes et des hommes.
D’abord connue comme avocate, elle a défendu toute sa carrière les droits des femmes.
Ensuite, médiatisée en tant que militante dans son combat pour l’avortement, elle a choisi de rendre politique l’enceinte du tribunal. Elle s’est activement servit des médias pour porter ses combats devant le grand public.
La promotion de la contraception fut l’un de ses nombreux combats pour aider les femmes à disposer de leur corps.
Gisèle Halimi a lutté pour la criminalisation du viol là où, avant elle, il n’était qu’un simple délit !
Ce qui la rend chère à mon cœur, c’est que son engagement est profondément humaniste.
Je le partage à mon humble niveau, dans ma défense de la Santé sexuelle, dont la définition de l’OMS mentionne « la possibilité d’avoir des expériences sexuelles qui apportent du plaisir en toute sécurité, et sans contraintes, discrimination ou violence« .
Pour le plaisir des mots – mais pas que tant ce combat parait d’actualité dans le monde, voir chez nous sous d’autres formes – je vous mets ci-dessous la plaidoirie de Gisèle Halimi lors du célèbre procès pour avortement de Bobigny de 1972. Rappel du contexte : Cinq femmes y furent jugées : une jeune femme mineure qui avait avorté après un viol, et quatre femmes majeures, dont sa mère, pour complicité ou pratique de l’avortement.
Je préfère vous prévenir que c’est un peu long, mais je vous incite à le lire. Ça vaut le temps passé.
Plaidoirie de Gisèle Halimi – Procès de Bobigny de 1972
Monsieur le président, Messieurs du tribunal,
Je ressens avec une plénitude jamais connue à ce jour un parfait accord entre mon métier qui est de plaider, qui est de défendre, et ma condition de femme.
Je ressens donc au premier plan, au plan physique, il faut le dire, une solidarité fondamentale avec ces quatre femmes, et avec les autres.
Ce que j’essaie d’exprimer ici, c’est que je m’identifie précisément et totalement avec Mme Chevalier et avec ces trois femmes présentes à l’audience, avec ces femmes qui manifestent dans la rue, avec ces millions de femmes françaises et autres.
Elles sont ma famille. Elles sont mon combat. Elles sont ma pratique quotidienne.
C’est toujours la même classe, celle des femmes pauvres, […] des sans-argent et des sans-relations qui est frappée.
Et si je ne parle aujourd’hui, Messieurs, que de l’avortement et de la condition faite à la femme par une loi répressive, une loi d’un autre âge, c’est moins parce que le dossier nous y contraint que parce que cette loi est la pierre de touche de l’oppression qui frappe les femmes.
C’est toujours la même classe, celle des femmes pauvres, vulnérables économiquement et socialement, cette classe des sans-argent et des sans-relations qui est frappée.
Voilà vingt ans que je plaide, Messieurs, et je pose chaque fois la question et j’autorise le tribunal à m’interrompre s’il peut me contredire. Je n’ai encore jamais plaidé pour la femme d’un haut commis de l’État, ou pour la femme d’un médecin célèbre, ou d’un grand avocat, ou d’un PDG de société, ou pour la maîtresse de ces mêmes messieurs.
[…]
Autre exemple de cette justice de classe qui joue, sans la moindre exception concernant les femmes: le manifeste des 343.
Vous avez entendu à cette barre trois de ses signataires. J’en suis une moi-même. Trois cent quarante-trois femmes (aujourd’hui, trois mille) on dénoncé le scandale de l’avortement clandestin, le scandale de la répression et le scandale de ce silence que l’on faisait sur cet avortement. Les a-t-on seulement inculpées? Nous a-t-on seulement interrogées? Je pense à Simone de Beauvoir, à Françoise Sagan, à Delphine Seyrig –que vous avez entendues– Jeanne Moreau, Catherine Deneuve… Dans un hebdomadaire à grand tirage, je crois, Catherine Deneuve est représentée avec la légende: «La plus jolie maman du cinéma français»; oui certes, mais c’est aussi «la plus jolie avortée du cinéma français»!
Je voudrais savoir combien de parents […] abordent tous les soirs autour de la soupe familiale l’éducation sexuelle de leurs enfants.
Retournons aux sources pour que Marie-Claire, qui s’est retrouvée enceinte à 16 ans, puisse être poursuivie pour délit d’avortement, il eût fallu prouver qu’elle avait tous les moyens de savoir comment ne pas être enceinte, et tous les moyens de prévoir.
Ici, Messieurs, j’aborde le problème de l’éducation sexuelle.
Vous avez entendu les réponses des témoins. Je ne crois pas que, sur ce point, nous avons appris quelque chose au tribunal. Ce que je voudrais savoir, c’est combien de Marie-Claire en France ont appris qu’elles avaient un corps, comment il était fait, ses limites, ses possibilités, ses pièges, le plaisir qu’elles pouvaient en prendre et donner?
Combien?
Très peu, j’en ai peur.
[…]
Vous avez entendu, à l’audience, Simone Iff, vice-présidente du Planning familial. Elle est venue vous dire quel sabotage délibéré les pouvoirs publics faisaient précisément de cet organisme qui était là pour informer, pour prévenir, puisque c’est de cela qu’il s’agit.
Vous avez, Messieurs, heureusement pour vous, car je vous ai sentis accablés sous le poids de mes témoins et de leur témoignage, échappé de justesse à deux témoignages de jeunes gens de 20 ans et de 17 ans, mes deux fils aînés, qui voulaient venir à cette barre. Ils voulaient vous dire d’abord à quel point l’éducation sexuelle avait été inexistante pendant leurs études. L’un est dans un lycée et l’autre est étudiant. Ils voulaient faire –il faut le dire– mon procès. Mon procès, c’est-à-dire le procès de tous les parents. Car l’alibi de l’éducation sexuelle, à la maison, il nous faut le rejeter comme quelque chose de malhonnête. Je voudrais savoir combien de parents –et je parle de parents qui ont les moyens matériels et intellectuels de le faire– abordent tous les soirs autour de la soupe familiale l’éducation sexuelle de leurs enfants.
[…]
Cette loi, Messieurs, elle ne peut pas survivre et, si l’on m’écoutait, elle ne pourrait pas survivre une seconde de plus: Pourquoi? Pour ma part, je pourrais me borner à dire: parce qu’elle est contraire, fondamentalement, à la liberté de la femme, cet être, depuis toujours opprimé. La femme était esclave disait Bebel, avant même que l’esclavage fût né. Quand le christianisme devint une religion d’État, la femme devint le «démon», la «tentatrice». Au Moyen Âge, la femme n’est rien. La femme du serf n’est même pas un être humain. C’est une bête de somme. Et malgré la Révolution où la femme émerge, parle, tricote, va aux barricades, on ne lui reconnaît pas la qualité d’être humain à part entière. Pas même le droit de vote. Pendant la Commune, aux canons, dans les assemblées, elle fait merveille. Mais une Louise Michelle et une Hortense David ne changeront pas fondamentalement la condition de la femme.
Quand la femme, avec l’ère industrielle, devient travailleur, elle est bien sûr –nous n’oublions pas cette analyse fondamentale– exploitée comme les autres travailleurs.
Mais à l’exploitation dont souffre le travailleur, s’ajoute un coefficient de surexploitation de la femme par l’homme, et cela dans toutes les classes.
La femme est plus qu’exploitée. Elle est surexploitée. Et l’oppression –Simone de Beauvoir le disait tout à l’heure à la barre– n’est pas seulement celle de l’économie.
S’il reste encore au monde un serf, c’est la femme, c’est la serve, puisqu’elle comparaît devant vous, Messieurs, quand elle n’a pas obéi à votre loi, quand elle avorte.
Elle n’est pas seulement celle de l’économie, parce que les choses seraient trop simples, et on aurait tendance à schématiser, à rendre plus globale une lutte qui se doit, à un certain moment, d’être fractionnée. L’oppression est dans la décision vieille de plusieurs siècles de soumettre la femme à l’homme. «Ménagère ou courtisane», disait d’ailleurs Proudhon qui n’aimait ni les juifs, ni les femmes. Pour trouver le moyen de cette soumission, Messieurs, comment faire? Simone de Beauvoir vous l’a très bien expliqué. On fabrique à la femme un destin: un destin biologique, un destin auquel aucune d’entre nous ne peut ou n’a le droit d’échapper. Notre destin à toutes, ici, c’est la maternité. Un homme se définit, existe, se réalise, par son travail, par sa création, par l’insertion qu’il a dans le monde social. Une femme, elle, ne se définit que par l’homme qu’elle a épousé et les enfants qu’elle a eus.
Telle est l’idéologie de ce système que nous récusons.
Savez-vous, Messieurs, que les rédacteurs du Code civil, dans leur préambule, avaient écrit ceci et c’est tout le destin de la femme: «La femme est donnée à l’homme pour qu’elle fasse des enfants… Elle est donc sa propriété comme l’arbre à fruits est celle du jardinier.» Certes, le Code civil a changé, et nous nous en réjouissons. Mais il est un point fondamental, absolument fondamental sur lequel la femme reste opprimée, et il faut, ce soir, que vous fassiez l’effort de nous comprendre.
Nous n’avons pas le droit de disposer de nous-mêmes.
S’il reste encore au monde un serf, c’est la femme, c’est la serve, puisqu’elle comparaît devant vous, Messieurs, quand elle n’a pas obéi à votre loi, quand elle avorte. Comparaître devant vous. N’est-ce pas déjà le signe le plus certain de notre oppression? Pardonnez-moi, Messieurs, mais j’ai décidé de tout dire ce soir. Regardez-vous et regardez-nous. Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes… Et pour parler de quoi? De sondes, d’utérus, de ventres, de grossesses, et d’avortements!…
Croyez-vous que l’injustice fondamentale et intolérable n’est pas déjà là?
Ces quatre femmes devant ces quatre hommes! Ne croyez-vous pas que c’est là le signe de ce système oppressif que subit la femme? Comment voulez-vous que ces femmes puissent avoir envie de faire passer tout ce qu’elles ressentent jusqu’à vous? Elles ont tenté de le faire, bien sûr, mais quelle que soit votre bonne volonté pour les comprendre –et je ne la mets pas en doute– elles ne peuvent pas le faire. Elles parlent d’elles-mêmes, elles parlent de leur corps, de leur condition de femmes, et elles en parlent à quatre hommes qui vont tout à l’heure les juger. Cette revendication élémentaire, physique, première, disposer de nous-mêmes, disposer de notre corps, quand nous la formulons, nous la formulons auprès de qui? Auprès d’hommes. C’est à vous que nous nous adressons. Nous vous disons: «Nous, les femmes, nous ne voulons plus être des serves.»Il faut prononcer [ce jugement de relaxe] parce que nous, les femmes, nous, la moitié de l’humanité, nous sommes mises en marche.
Est-ce que vous accepteriez, vous, Messieurs, de comparaître devant des tribunaux de femmes parce que vous auriez disposé de votre corps?… Cela est démentiel!
Accepter que nous soyons à ce point aliénées, accepter que nous ne puissions pas disposer de notre corps, ce serait accepter, Messieurs, que nous soyons de véritables boîtes, des réceptacles dans lesquels on sème par surprise, par erreur, par ignorance, dans lesquels on sème un spermatozoïde. Ce serait accepter que nous soyons des bêtes de reproduction sans que nous ayons un mot à dire.
L’acte de procréation est l’acte de liberté par excellence. La liberté entre toutes les libertés, la plus fondamentale, la plus intime de nos libertés. Et personne, comprenez-moi, Messieurs, personne n’a jamais pu obliger une femme à donner la vie quand elle a décidé de ne pas le faire.
En jugeant aujourd’hui, vous allez vous déterminer à l’égard de l’avortement et à l’égard de cette loi et de cette répression, et surtout, vous ne devrez pas esquiver la question qui est fondamentale. Est-ce qu’un être humain, quel que soit son sexe, a le droit de disposer de lui-même? Nous n’avons plus le droit de l’éviter.
J’en ai terminé et je prie le tribunal d’excuser la longueur de mes explications. Je vous dirai seulement encore deux mots: a-t-on encore, aujourd’hui, le droit, en France, dans un pays que l’on dit «civilisé», de condamner des femmes pour avoir disposé d’elles-mêmes ou pour avoir aidé l’une d’entre elles à disposer d’elle-même? Ce jugement, Messieurs, vous le savez –je ne fuis pas la difficulté, et c’est pour cela que je parle de courage– ce jugement de relaxe sera irréversible, et à votre suite, le législateur s’en préoccupera. Nous vous le disons, il faut le prononcer, parce que nous, les femmes, nous, la moitié de l’humanité, nous sommes mises en marche. Je crois que nous n’accepterons plus que se perpétue cette oppression.
Messieurs, il vous appartient aujourd’hui de dire que l’ère d’un monde fini commence.
Laisser un commentaire